Blood Feast

« An idea based on blood and lust could spread quickly… »

- Pete Thornton (joué par William Kerwin, crédité Thomas Wood) dans Blood Feast (1963).

Le 6 juillet 1963, un réalisateur prénommé Herschell Gordon Lewis et son producteur, David Friedman, font passer leur dernier film Orgie sanglante - Blood Feast en anglais - dans un drive-in à Peoria dans l'Illinois. Les spectateurs ne savaient pas qu'ils allaient assister au premier film gore de l'histoire, ou comme l'appelle Lewis lui-même, « splatter movie », c’est-à-dire littéralement « film qui éclabousse ». Tourné en couleur (ou en « blood color » comme stipule l'affiche) en cinq jours à Miami avec un budget dérisoire de 25 000 dollars, le film exploite l'absence de précédent légal et de censure contre la violence explicite au cinéma. (1) Psychose (1960) avait déjà prouvé qu’un grand studio pouvait s’en tirer avec des scènes de meurtre violentes.
Du Rialto de Times Square, où le film reste à l'affiche pendant six mois, aux drive-in de province, où les spectateurs se voient distribuer des sacs à vomis avant chaque projection, ce film à la violence excessive et au budget minimal parvient rapidement à choquer l'Amérique entière et à conquérir son cœur, ou du moins celui de ses cinéphiles les plus pervers. En plus de ses innovations qui poussent plus loin les limites du dégoût et de l'inconfort à l'écran, le succès du film peut être attribué en partie aux talents de Friedman pour les campagnes de publicité et les affiches macabres.

L'affiche de Friedman encapsule un mélange parfait de sexe et de violence.
Tagline : Nothing so Appalling in the Annals of Horror !

Cependant, Blood Feast est avant tout un modèle parfait de film à très petit budget qui parvient sournoisement à offrir au public ce qu'il veut voir mais qu'il ne peut pas avouer. (2) Ce que Bill Landis appelle « film [that] can thoroughly deliver the goods » dans Sleazoid Express, chapitre 6, p.113.

Le film commence. Pat Tracey (Sandra Sinclair), beauté blonde platine, se détend dans son bain. On entend à la radio la voix de Lewis prévenir qu'un tueur en série est toujours en liberté à Miami. Un ton érotique emprunt des codes du nudie cutie (3) film érotique se caractérisant par la nudité féminine et le déshabillage, sans montrer d'actes sexuels s'installe. Le spectateur s'attend à assister à une scène de déshabillage classique lorsqu'un fou boiteux armé d'une machette - doppelgänger de Lewis lui-même - s’introduit abruptement dans la salle de bain, la poignarde dans l'œil, lui tranche la jambe et prend la fuite avec ce butin. Par un retournement de situation, le déshabillage vire au démembrement. Non sans rappeler le fameux tour de magie de la femme sciée en deux, Lewis crée une confusion entre horreur et sexe : une belle jambe lisse et parfaitement bronzée reste tout aussi sensuelle lorsqu'elle est désolidarisée du corps !

La thématique de la chair et du corps abordée dans cette séquence est au coeur de ce qui constitue le gore américain, défini ainsi pas Bill Landis dans Sleazoid Express : « des méditations pornographiques sur les psychopathes et les laissés-pour-compte ponctuées de reconstitutions de massacres humains imbibés de sang. » (4) « pornographically minded meditations on psychopaths and societal rejects punctuated with gore-soaked reenactments of human slaughter. » - LANDIS Bill et CLIFFORD Michelle, Sleazoid Express : A Mind-Twisting Tour Through the Grindhouse Cinema of Times Square, Simon & Schuster, New York, 2002, chapitre 6, p.108.

Le titre du film s’inscrit en lettres dégoulinantes de sang sur un plan fixe de sphinx (en réalité une statue devant le Suez Motel à Miami Beach), présageant d'autres séquences érotico-gore. Cependant, comme tout réalisateur de films d'exploitation qui se respecte, Lewis intègre ces images sensationnelles dans une intrigue prétexte. M. Fuad Ramses (Mal Arnold), un vieux traiteur égyptien, est le psychopathe qui terrorise Miami. Engagé par Mme. Fremont (Lyn Bolton) pour préparer le repas d'une fête en l’honneur de sa fille Suzette (Connie Mason, ancienne Playmate), il concocte en réalité un formidable festin cannibale suivant les rites antiques de la déesse égyptienne qu'il vénère : Ishtar (soit un mannequin bombé en peinture or).

Séquence du rite antique, véritable tableau snuff érotisé.

Nous suivons sa quête pour rassembler les ingrédients magiques dont il a besoin pour son « festin de sang », théâtre des spectacles dépravés promis. Le festin sera finalement composé d'un bout de cerveau prélevé d'une jeune fille appréhendée sur la plage, d'une langue arrachée de la bouche d'une femme attaquée dans un motel (scène qui perturbe encore aujourd'hui), du visage d'une certaine Janet Blake, ainsi que d'un assortiment d’autres membres et organes dont la fameuse jambe, cuisinée dans un four à pizza. Sous contrainte budgétaire et technique, ces scènes de meurtre silencieuses sont accompagnées d'un semblant de ciné-concert de musique minimale et de percussions tribales (5) composées par Lewis lui-même sous le pseudonyme Sheldon Seymour, ce qui en accentue l'aspect ritualisé et onirique.



Les policiers à ses trousses, l'inspecteur Pete Thornton (William Kerwin) et le capitaine Frank (Scott H. Hall, que nous voyons lire ses répliques sur sa main parce qu'il ne connaissait pas son texte), parviennent à arrêter Ramses de justesse alors qu'il se prépare à décapiter Suzette avec sa machette en guise de dernière offrande à sa déesse. Dans une course-poursuite - où Ramses, le vieux boiteux, parvient étonnamment à dépasser les policiers trentenaires - le psychopathe rencontre une fin atroce, écrasé par les lames d'un camion poubelle dans lequel il s'était réfugié.

Le rire que Blood Feast suscite face à son scénario simpliste, aux nombreuses erreurs techniques et le jeu limité de ses acteurs amateurs en font la première comédie gore au monde, à la fois dégoûtante et hilarante. On pourra toujours se contenter de se moquer des approximations du cinéma de Lewis, mais on passerait à côté de la richesse formelle de ce film et de l'influence durable qu'il a eue. Dès sa sortie, Blood Feast s'installe comme modèle à un nouveau genre. Le corps traité comme chair et tripes, le rouge explosif, l'érotisation du meurtre, le tueur-en-série-psychopathe-rebut-de-la-société-muni-d'une-machette : les codes du gore, que beaucoup déclinent encore aujourd'hui, sont tous déjà présents. C'est aussi un film qui comporte une dimension juvénile avec sa candeur et son impertinence ; un film où on se délecte de l'ingéniosité du truquage et de la ruse tout en se divertissant des scènes atroces.

Lewis et Friedman enchaînent directement avec Two Thousand Maniacs! (1964) et Color Me Blood Red (1965), et Lewis continuera à cracher du sang et des tripes cinématographiques avec The Gruesome Twosome (1967), The Wizard of Gore (1970) et The Gore Gore Girls (1972).